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dimanche 6 mai 2012

Lettre au petit Max en rentrant du stade


Barcelone, le dimanche 6 mai 2012.

Cher Max,
Tu vas retourner à Paris dans quelques heures. Nous étions ensemble hier soir au premier rang du Camp nou, à vingt pieds des chaussures et des fronts hâtés à subordonner un ballon luisant. Tu étais mon invité avec ton papa Hugues parce qu’il m’est arrivé de partager avec ton grand-père Serge quelques aventures sportives en qualité de témoin à plume, autrement dit de journaliste de sport. Lors de Jeux olympiques, nous étions trois avec Alain, son inséparable compère, à nous disperser durant le jour le long des pistes et des patinoires, et à nous retrouver le soir dans les vastes ruches, salles de presse occupées par mille bourdons polyglottes. Oubliant le vacarme, nous condensions nos saisissements pour l’inconnu du kiosque qu’on appelle le lecteur. Un autre compagnon de cordée, Jean-François, respirait l’oxygène de ces heures culminantes. À peu près au même âge que le tien, il advint que son père le conduisit aux J.O. d’Helsinki. Paavo Nurmi, la légende finlandaise de l’athlétisme, alluma la flamme descendue du Taivaskero lapon. Ainsi naquit une vocation. Sébastien, mon fiston, n’a pas résisté non plus à l’appel des stades. À ton tour peut-être, dans dix ans, de tomber dans le pot de miel pour avoir vu hier soir, à vingt pieds de la mèche blonde ondoyant à ton front, Messi le diablotin de Barcelone, déclencher cent réactions chimiques sur un corps à deux cent mille mains.
Un stade est pictural. Miquel Barceló, l’immense peintre de Majorque, l’assure dans la légende de l’une de ses toiles dédiée au baby-foot de son village d'Afrique. J’ai un ami, Michel, qui a écrit un livre sur un autre peintre, Paul Rebeyrolle, Limousin celui-là. Il y explique pourquoi « on respire si avidement, si goulûment » sa peinture. Hier soir, la nuit en personne respirait avidement, penchée sur le petit astre argentin à deux pattes, descendu sur terre et déséquilibrant tout : adversaires, statistiques et spectateurs. Le titre du livre de Michel est Rebeyrolle ou l’obstination de la peinture. Une lyre à cinq cordes saurait certainement tirer de ce que nous avons vu ensemble un Messi ou l’obstination du football. D’autres de mes amis tiennent ce sport pour quantité révoltante et je comprends qu’on puisse compter dans son dos les milliards effarants. Une autre, Mariannick, cultivant l’ironie douce a écrit pour Arte Radio un joli feuilleton, Comme un pied, récompensé par un prix recherché, l'Europa. Tu vois, ce sont mille sources pour les architectures de nos cervelles, et je t’épargne les courses sur mon île verte, la pelouse du stade Leclère aux lignes de craie blanche, en bord de Corrèze, mon fleuve natif.
Cher Max, c’est comme si je t’avais invité à une partie de pêche dans un lac bleu d’Auvergne d’où l’on remonte depuis les noires profondeurs volcaniques, un seigneur à nul autre identique, l’omble chevalier. Sa chair laisse brut d’admiration. Hier soir, nous avons pêché, l’oeil plein, les buts, quatre, d’un gamin de Rosario empêché de grandir là-bas par un défaut hormonal, soigné à Barcelone, et aujourd’hui atteint par la démesure privilégiée qu’on accorde naturellement aux Étoiles de ballet.
Bonhomme !, avant que la rencontre ne débute, tu as vu descendre des étages, le long de câbles, une vaste toile jusqu’à frôler la virgule de cheveux à ton front. Depuis la tribune opposée, on pouvait lire en catalan « Pep t’estimem » (« Pep on t’aime »). Ce Pep se nomme Guardiola, l’entraîneur de Barcelone qui a décidé de se reposer quelque temps de sa propre obstination. À la fin, en hommage, les plus hauts de ses joueurs le lançaient dans l’air, et Messi, comme absenté des chants de la foule, le ballon luisant du triomphe sous un bras, regardait faire, encore à l’effusion d’avant, effusion d’une minute avec l’homme maintenant projeté vers la lumière blanche.
Cher Max, bon retour à ton école de Bastille. Dans dix, vingt, trente ans, tu pourras dire « J’y étais », comme Jean-François à Helsinki, Serge, Alain et moi-même à Calgary, Sébastien à Chelsea.
Bises.