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jeudi 13 janvier 2011

Eau-de-vie(s)

Comment doit-on prononcer Forez ? « forèze » ou bien « foré » ? La variation existe selon qu’on se trouve à Ambert, au coeur de la montagne, ou qu’on arpente Saint-Étienne, sous le relief. J’hésite toujours malgré trente années de fréquentation épisodique de ce territoire et des Contes d’Henri Pourrat. En revanche, invariable est, où qu’on la savoure, l’eau-de-vie offerte récemment par Pierre. Ce dernier appartient au Quatuor Ébène dont « les doigts émeuvent des cordes », je reprends un vers de Bonnefoy. L’eau-de-vie fut fabriquée par son grand-père Jean, dans ce Forez troublé phonétiquement. Davantage qu’un cadeau, c’était un don. Je n’en avais pas perçu immédiatement toute la portée. Tant mieux sinon que ferait-on du droit de suite ?

Tout avait commencé une nuit de novembre dernier, à Paris, au domicile de Pierre quand nous nous étions soudés, lui, Fabrice, cet autre ami de la planète musicienne, et moi-même, au transparent liquide versé vingt ans auparavant par quelque alambic chauffé à blanc et aujourd’hui enseveli dans l’odeur des granges. Inspirés et lyriques, nous avions bâti une promesse : retrouver tôt ou tard Pierre à Gumières, dans la ferme de Gonsot, terre d’origine du nectar. Trois semaines plus tard, ce qui représente un délai très court pour un serment de dégustateur, nos pieds foulaient le sol ami, bien qu’inconnu. Une pluie mince et froide s’obstinait à balayer les dernières plaques de neige dans la cour en pente, herbeuse et détrempée, juste au-dessus du cimetière où le grand-père repose depuis quelques mois. Je ne savais rien d’autre de la nostalgie du petit-fils ami que l’absence de cet homme, l’existence du lieu sur lequel pesait encore son âme, et le trésor, surgi, comme on dit, « de derrière les fagots » dans une cuisine de l’avenue d’Italie, cette large artère parisienne par laquelle, profitant de l’espace généreux, le brouillard entre nuitamment, et part à la rencontre de celui qui enveloppe la Seine et le Jardin des Plantes, tout en bas du boulevard de l’Hôpital.

Si cette atmosphère digne de Léo Malet, par exemple dans Le pont de Tolbiac, se rappelait à moi, c’est parce que ce jour-là, tout autour de Gonsot et à Gonsot même, régnait en quelque sorte sa transcription rurale. Le frimas, proche également de celui d’un bord de canal chez Simenon, emmaillotait uniment la maison haute et à soubassements épais, les granges, le verger, l’ancien potager et les bois, soit, en résumé, le domaine entier du grand-père Jean. On ne pouvait présenter de façon plus expressive à qui venait de la Ville Lumière un Ailleurs sans apprêts. Poussée par le décor, mon âme s’était placée à la disposition des voix qui pourraient s’élever à tout moment et de partout. Je me situai en retrait de Pierre afin de ne pas encombrer ses retrouvailles, les premières après l’enterrement auquel une tournée l’avait empêché d’assister. Tout en observant la pénombre du souvenir pénétrer en lui, il me sembla que le silence hégémonique dirigé par l’écoulement de la fontaine, ajouté à la superbe densité de granit rêche et illuminé par les mille paillettes de son mica, répercutaient un écho paradoxal au titre du dernier cd du Quatuor que j’écoutais depuis quelques jours : Fictions. Comme, à la seconde, il existait de décalage avec toute idée de jeu, même le plus savant !

La nostalgie de Pierre m’était inaccessible, mais elle parvenait tout de même à m’offrir, dans sa quête du détail, sa lenteur quelque peu apaisante. Mais attisé aussi tout au fond de mon être, je devinais la mémoire se démultiplier dans sa prodigieuse intimité et souffler sur les volets clos. Je ne pouvais bien sûr ni relire les scènes envolées que Pierre regardait par-dessus son épaule ni entendre les sons remontés du plus ancien et du plus profond, encore moins ressentir la paume arrondie du grand-père contre la nuque de celui qui avait été un enfant. D’être privé de l’assistance du moindre repère, je m’éprouvais en témoin quasiment nu. Je me retournais de temps à autre vers Akiko, l’épouse, et Élise, la soeur. Nous allions tout à la fois seuls et ensemble, et, sous l’effet des minutes comme de la tournure que prenait la visite, l’accompagnement gagnait de la puissance, se transformant en beau voyage sur l’humus des grandes vérités qui nous sont communes, comme celle de la disparition.

En attendant ce qui pouvait bien advenir, et me concentrant par moments sur ce que je pouvais saisir de l’environnement, j’imaginais aussi combien, au cours des journées précédentes, la neige avait pu donner de pas de deux sur le relief cabossé. Je m’approchai du seul bruit en manoeuvre, celui de l’eau de la fontaine. Elle gélifiait la gorge. Elle aurait glacé une armée napoléonienne. Si nous avions eu des chevaux, leurs sabots auraient glissé sur les lichens argentés jusqu’au portail. De la butte de Gonsot, on embrasse tout Gumières : église, maisonnettes, bâtisses purement foréziennes à deux niveaux plus la moitié d’un à usage de combles. Devant un paysage déplié, on est comme un enfant dans l’attente de l’ouverture du rideau du théâtre de marionnettes. Mais là, les trois coups proviendraient, on pouvait en être sûr, des bâtisses auxquelles je tournais provisoirement le dos. Avant d’entrer, Pierre eut parfois à tergiverser pour trouver la bonne clé dans les trousseaux. On sait, avec Christian Bobin, que « c’est une chose étrange que l’absence. Elle contient tout autant d’infini que la présence ». De pièce en pièce, d’étage en étage, de grange en grange, d’abri en abri, la vitalité des détails enflait. Vieux rose des poupées dans leur plastique ; bibliothèques fourmillant de savoir sur l’ici et le maintenant, également sur l’ici et l’ailleurs ; linoleums d’une autre époque ; voûte en majesté du granit le plus extrême ; théière au repos ; sacs de pommes sous le pressoir figé ; paille sèche ; branche basse dans le verger, tendue exprès pour qu’on s’y suspende ; murets... Disposée ostensiblement par la fierté du grand-père, une affiche du Quatuor Ébène lançait en direction du petit-fils davantage d’applaudissements qu’une salle entière du Carnegie Hall! Je continuais de regarder Pierre se déplacer tout en se parcourant. J’ai voulu lui dire, aussi à Élise, aussi à Akiko ­— on monterait facilement des assemblées en prenant de l’âge ! — que la nostalgie est tout autant la promesse d’une nouvelle aube que le refuge de la tristesse. Mais j’avais perdu en chemin de ma tranquillité initiale. J’avais l’esprit chargé de notes et même de ratures !

Au dernier instant, Pierre poussa une porte dans un flanc de la maison montée sur des soubassements indestructibles et regardant le vallon jumeau. Il n’avait pas oublié l’eau-de-vie ! Le nectar dorénavant en bouteilles avait dû être soutiré d’un des petits tonneaux installés dans le fond du cuvage, sous la voûte grise. Il avait dû vieillir dans le chêne en abandonnant « la part des anges » si jolie désignation de la partie du volume d’alcool qui s’évapore quand on le met en fût. D’un coup, nous étions les pèlerins de l’avenue d’Italie qui avions enfin atteint la source au bout d’un long voyage. La décrue des souvenirs s’amorçait. Nous allions repartir. Il était impossible d’en douter au moment de refermer le portail de la ferme de Gonsot : l’eau forte du transparent breuvage appartenait au fleuve des âges.