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lundi 13 décembre 2010

Un prénom, ça vous tient!

Le hasard est habile à construire des circonstances surprenantes. Au printemps de cette année, une jeune femme dont j’ignorais jusqu’à ce jour-là l’existence m’écrivit. Je la supposai jeune. Elle m’annonçait en effet la naissance prévue pour le mois de septembre de son deuxième enfant, un garçon, et exprimait son désir d’attribuer mon prénom au nouveau-né. Elle et son compagnon avaient eu écho de l’histoire de mon père, de ma mère, de la mienne quand je n’avais pas une dent. Ils avaient été touchés. Il n’importe aucunement d’indiquer le degré de ma surprise ni celui de mon saisissement. La missive frisait la sollicitation d’acquiescement, on sentait aussi la qualité de la personne. «De temps à autre, la vie est merveilleuse», commenta un ami. «Impressionnant, joli et troublant» ajouta un second. Enfin, la jeune femme, de Lleida en Catalogne, se demandait, en appelant à l’Histoire, si l’attribution du prénom Llibertat à une première fille (Llibert si c’était un garçon) ne provenait pas du collectif des résistants catalans dans les camps.
Je lui répondis qu’il s’agissait d’une «simple» décision individuelle prise par mon père à Mauthausen, un rêve au milieu du cauchemar. Je précisai qu’en France, dans mon enfance, je n’avais croisé qu’un seul Llibert. À une époque où les désastres de la guerre demeuraient présents, — nous vivions près de Tulle, à la mémoire tenue par la corde de ses pendus, et pas très loin d’Oradour-sur-Glane, village martyr —, et où tout recommençait quand même, la différence côtoyant toute une normalité de Pierre et de Gérard amalgamait en moi inquiétude sourde et lumière d’image pieuse. Placé donc sous ces auspices, il me fut accordé d’être encouragé-choyé sans mon avis, on ne peut pas dire mieux les choses, je crois, par deux merveilleux instituteurs de l’École de la République, Monsieur Leygnac et Monsieur Vacher, dont j’avais remarqué, dès que ma conscience vint au jour, la façon d’enlever leur béret noir devant mon père. J’étais donc un enfant de l’espoir plus quelque chose ayant à voir avec les ténèbres encore chaudes. Cela m’est apparu très tôt. Cela ne m’a plus quitté. Continuant d’écrire, je précisai à la jeune femme que je trouvais heureux, civique aussi, son mobile fondé sur le sentiment, la mémoire et l’histoire de son propre sol. Enfin, je lui confessai mon allégresse face à la nouvelle. J’allais être un de plus ! On serait potes ! Par retour de courrier, la jeune femme confessa son soulagement car elle craignait que je ne la trouve bien audacieuse à vouloir me « voler » mon prénom ! Quelques semaines plus tard, je reçus d’elle, publié dans un hebdomadaire, un Conte pour avant de naître, ardent et tendre, conclu de cette façon: «Et voilà pourquoi il faut toujours un Llibert de plus dans ce monde, et voilà pourquoi tu te prénommes ainsi, fils.»
Llibert Juvillà i Sancho est né le 30 septembre à Lleida. Je viens de lui rendre visite. Son aptitude au sommeil m’a plu. J’ai visité sa chambre ouverte par Blau (bláou), sa soeur de trois ans. Les fenêtres balaient l’altiplano lleidatan et juste en dessous coule le Sègre croisé par les canards sous un ciel enrobé de mouettes. Hommes, nous sommes rondement de qui a été, est et va suivre. Je le dis aux parents. Ils désiraient parler. En Espagne, les trentenaires que j’ai pu rencontrer, Esther et Pau en sont, revigorent la mémoire d’une manière facilement définissable : non agressive, tenace, intelligente, sensible, plus sereine que la nôtre, gens du premier rang de la «chose» transmise. La modulation est nouvelle dans un deuil étirant sa traîne dans ce pays depuis soixante-dix ans. L’arrière-grand-père d’Esther, fusillé en 1939 par les franquistes sur dénonciation, gît toujours dans une fosse commune de Lleida.
Le soir, dans la monotonie autoroutière du retour en solitaire vers la côte, et songeant aux péripéties du prénom merveilleusement partagé, des événements du passé ont croisé la lumière des phares, et dans le petit feu de ces anecdotes toujours le «quelque chose» qui cuit et recuit ! Ainsi d’un ami écrivain qui l’avait accroché, sans rien m’en dire, au personnage central d’un polar: un libertaire (comme ça tombait bien !) armé et, afin d’assouvir ses propres fantasmes ?, baiseur fou. Je ne lui dis rien ni du larcin ni de ma gêne ni de mon petit sourire jaune: comme si on ne pouvait se résoudre à abandonner à quelque sort médiocre le prénom déparé de légèreté, je l’ai dit, dont on vous a lesté. La vocation première du prénom est de nous différencier au sein de la famille. Le mien aura aussi servi à répliquer plus ou moins bien aux vanités qui assaillent chacun; à engager la conversation en mille circonstances, comme si, dans la main, on tenait un passeport effectif. Une nuit, au comptoir d’une taverne auvergnate, Pierre Barouh (auteur du À bicyclette chantée par Montand et du Chabadabada du Un homme et une femme) versa subitement des larmes dans la fatigue de l’alcool. Lucide, je demeurai stupéfait. Une après-midi dans un bureau parisien, une subite buée vint mouiller les yeux de Jean Ferrat. Complètement pris de panique, je changeai de sujet. Savais-je alors que son père mourut dans un convoi vers les camps ? L’un comme l’autre m’avait interrogé dès ma présentation. Peut-être parce que ma mère vouait une admiration sans borne au chanteur de Nuit et brouillard, c’est avec cette rencontre-là que me vint la perception la plus aigue de la puissance de la désignation. Dès lors, on se prête différemment au jeu de ce «je» remuant. Jusqu’à badiner consciencieusement. Les déformations infligées tombent à pic. Combien de fois n’a-t-on coupé un « L » aux deux dont je suis paré ? Alors je grogne, mais ne manque pas d’expliquer tout à trac que j’ai deux « L » pour mieux marcher ! En Suède, il advint même qu’on m’habilla en Lylberg, ce qui donne, traduit, «montagne de Lyl». Attendant un avion dans la nuit glacée de Mora, cette fantaisie inattendue sur ma carte d’embarquement m’enchanta. Dans mon esprit, avançait sur Lylberg tout un concert de trolls enfourchant des chevaux rouges de Dalarna. Dès lors que la bonne humeur vous prend, on peut tirer à hue et à dia des traits d’esprit: «Le Llibert t’adore», «Llibert est rude», et j’en passe. C’est sans rapport apparent, mais je pense soudain à John Lennon qui avait reçu pour deuxième prénom Winston, en mémoire de Churchill. Au début de leur carrière, on renvoya les Beatles d’Allemagne parce que George Harrison était mineur. John Lennon se félicita publiquement du choix de la compagnie : «Mieux vaut la Lufthansa! Ils connaissent le chemin.»
Un prénom peut glisser en vous des sentiments de tous ordres. Je lui dois une sainte horreur de la défaite. On ne m’en a pas collé un deuxième. Un seul a suffi pour me situer parfois en « étrange étranger ». S’il est quelqu’un qui me combla de mille miels un jour, c’est bien la personne française qui le prononça spontanément en mouillant le double «L» comme requis par le catalan, ma deuxième langue maternelle. Jamais je n’avais eu meilleure oreille et rarement avais-je entendu son plus doux. De quelque manière qu’on soit désigné, quand ce n’est pas le prénom qui picote, c’est le nom qui éveille. Le mien vient du celte tareg, «la sauge». Rien de spécial à en dire. Ah, si ! Il me valut à l’école primaire d’être préposé au dictionnaire pour cause de sonorités accordables : « Tarrago, dico ! ». J’allais alors au Larousse dans l’armoire et lisais la définition réclamée. Au lycée, en classe de latin, c’était « Tarrago, Gaffiot ! » On n’a jamais droit au repos. C’est tout ce que j’ai à déclarer pour lui à la douane du passé. Depuis que j’en sais l’origine, je fais attention en juin aux fleurs bleutées dans les talus auvergnats et dans les terres sèches catalanes. La sauge pousse un peu partout et bien tranquillement. C’est rassurant.